226 960 électeurs ont découvert lors du premier tour,  le 10 avril, qu’ils ne pourraient pas voter. Une conséquence  de l’automatisation de la mise à jour des listes électorales, mais  aussi de bugs des logiciels permettant leur fonctionnement.

 

C’EST UNE ZONE GRISE de l’élection, qui n’aura jamais été aussi visible qu’en ce premier tour de la présidentielle 2022.

Selon l’Insee, depuis les élections régionales de 2021, 226 962 électeurs ont été radiés des listes électorales au motif d’une « perte d’attache communale ». Cette dénomination

« fourre-tout » résume le processus quasi automatisé au terme duquel ces radiés qui n’auraient, pour beaucoup, pas dû l’être ont découvert, le plus souvent au dernier moment dans leur bureau de vote, qu’ils étaient interdits d’isoloir.

La seule solution, pour les plus motivés, est alors de saisir les tribunaux de proximité.

Dans la plupart des cas, en général le jour même, les juges prononcent leur réinscription d’office. Une démarche qui en a rebuté certains, sans atténuer l’amertume de ceux qui y

ont été contraints. « Quand on vous informe que vous avez été radié, et que vous ne pouvez pas voter, c’est un sentiment très violent, revit Nicolas, habitant d’Alfortville (Val-de-Marne) depuis plus de quinze ans. Vous avez vraiment l’impression d’être une

victime d’arbitraire. » Avec une trentaine d’autres exclus du vote de sa commune, il

s’est retrouvé dimanche 10 avril au soir au tribunal de Charenton. Trop tard pour espérer choisir son candidat. Nicolas a dû retourner mercredi au tribunal. Il attend maintenant qu’une décision soit rendue cette semaine pour espérer voter cette fois au second tour.

 

« On m’a flouée d’un droit fondamental »

 

Après une phase d’incrédulité, il soupçonne que sa radiation est la conséquence de plusieurs déménagements successifs au sein même de sa commune. « Mais mon épouse, elle, n’a pas été radiée. Et j’ai aussi croisé des frères et soeurs dont l’un pouvait voter et l’autre non. C’est ubuesque.» La radiation peut avoir plusieurs causes. Il suffit parfois que la carte d’électeur soit retournée à son expéditeur — y compris à la suite d’une erreur de la Poste — pour faire de son titulaire un potentiel « non-attaché » à sa commune.

En pareil cas, les services municipaux ont d’abord l’obligation d’enquêter pour s’assurer que la personne n’a plus de liens avec elle. La plupart des communes ne le font pas. « J’ai déposé un permis de construire, je paie la cantine, mais j’ai été radiée, constate Angélique, une habitante du Val-de-Marne. On m’a flouée d’un droit fondamental. » De même, les communes ont obligation de notifier leur radiation aux radiés. Mais dans les faits, très peu en sont informés, notamment parce que les courriers recommandés sont le plus souvent envoyés… à leur ancienne adresse.

Alfortville, mais aussi Creil, Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) et Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en Île-de-France, ainsi que Marseille (Bouches-du-Rhône), Lille (Nord) ou Strasbourg (Bas-Rhin) à l’échelon national ont été particulièrement touchées par le phénomène. Dans la cité phocéenne, rien que dans le quartier du Pland’Aou, près de 200 électeurs étaient ainsi concernés. Une diversité territoriale qui bat en brèche toute tentation complotiste d’envisager des radiations

appliquées en fonction du bord politique.

 

Les villes tentent de réparer les dégâts

 

« On s’est rendu compte dimanche en début d’aprèsmidi qu’il y avait un problème

lorsqu’on a vu monter le nombre de mécontents », raconte Luc Carvounas, le

maire (PS) d’Alfortville. Celui qui est aussi président de l’Association des maires du Val-de-Marne a alors sondé ses collègues, pour constater que si sa ville avait un tel taux de radiations, c’était très certainement parce qu’elle avait effectué récemment un

toilettage de ses listes. « 3 000 enveloppes nous étaient revenues avec la

mention N’habite plus à  l’adresse indiquée », explique l’élu. Dans la grande majorité des cas, la radiation a été faite sur la base d’un motif légitime,

mais 160 dossiers demeurent litigieux, « à chaque fois des cas particuliers ».

La mairie d’Alfortville a décidé d’un « plan Orsec » pour remédier à une telle situation. À l’avenir, un agent sera envoyé sur place pour rentrer en contact avec le citoyen radié, afin de s’assurer qu’il l’est à juste titre et ne s’y oppose pas. À Villeneuve-Saint-Georges, où l’on a rencontré le même problème, 260 électeurs ont contesté leur radiation sur les 2 600 en ayant fait l’objet. « On ne nie pas qu’il s’agissait de radiations indues, reconnaît-on au cabinet du maire, Philippe Gaudin (DVD). Mais elles ont été effectuées parce que le système, géré par l’Insee, l’exigeait. On ne peut pas vérifier au cas par cas. »

Pour rétablir dans leurs droits 130 de ces électeurs qui ne l’ont pas encore été, la ville mettra à disposition mardi et mercredi des navettes gratuites afin de les véhiculer jusqu’au tribunal de Sucy-en-Brie. Là encore, une révision des listes, qui ne l’avait pas été depuis 2014, a été effectuée.

Du côté de l’Insee, on se défend d’une quelconque volonté de radier à tout-va. On rappelle que le répertoire électoral unique (REU) est un fichier national instauré en 2019 pour se substituer aux 35 000 listes gérées par les

communes, lesquelles généraient notamment un risque de doublons. Désormais, toute nouvelle inscription « écrase » automatiquement la précédente.

Parfois, alors même que l’électeur n’a jamais effectué une telle inscription…

 

Réinscrits…et à nouveau rayés ?

 

Ainsi, à Saint-Ouen, les 47 électeurs radiés et réinscrits par le juge au premier tour apparaissaient correctement inscrits sur le portail du ministère de l’Intérieur. Ils n’ont par ailleurs jamais déménagé ces dernières années, à l’instar de ce septuagénaire résidant sur la commune depuis plus de quarante ans. « Mais le REU nous demande pourtant de radier ces habitants comme si ça

avait été le cas », explique Virginie Noblecourt, directrice générale adjointe des services.

L’Insee, lui, constate à l’opposé que le logiciel utilisé par la mairie de Saint-Ouen lui fait remonter des informations « non cohérentes », comme il les qualifie, en l’occurrence de fausses informations de déménagement. Une réunion

a eu lieu cette semaine entre la mairie et l’Insee pour tenter de résoudre ce bug qui demeure aujourd’hui inexpliqué.

Une première hypothèse a laissé penser que la faute pourrait incomber à Ciril, du

nom de ce logiciel équipant de nombreuses collectivités, dont les services municipaux de Saint-Ouen. Or, selon nos informations, le même type

de bug s’est produit avec d’autres communes qui ne sont pas équipées de Ciril, ce que l’Insee se refuse à confirmer ou infirmer. Comme le veut la procédure, la justice a transmis dès dimanche à l’Insee l’ordre de réinscrire les 47 radiés de Saint-Ouen.

Mais « dès le lendemain, le REU nous demandait de les radier à nouveau, soupire-ton en mairie, ce que, cette fois, nous n’avons évidemment

pas fait ». « Il n’y a pas eu plus de radiations entre les régionales et la présidentielle qu’il y en avait eu entre les municipales et les régionales, tente-t-on de relativiser à l’Insee. C’est juste que plus d’électeurs s’en rendent compte, car il y a moins d’abstention à la présidentielle. »

 

Source : Leparisien.fr